top of page
  • Facebook
  • Instagram

5 septembre 2025

Partager

MARIE

© IA

« C’était mieux avant ! » Voilà une phrase qui avait le pouvoir d’agacer Marie au-delà de l’imaginable. Ça l’énervait tellement qu’elle lança un coup de pied rageur dans un innocent caillou qui roula dans la rigole. Elle estimait que chaque période qu’elle traversait dans la vie présentait de bons et moins bons moments. Point barre ! Regarder l’existence dans un rétroviseur ne servait à rien, et c’était mauvais pour le moral.

En attendant, Marie devait admettre que, même si tout n’était pas mieux avant, elle éprouvait un pincement au cœur lorsqu’elle pensait à certains épisodes de son enfance, de sa jeunesse. C’est d’un pas traînant que la femme de septante-deux ans aux contours un peu arrondis avançait sur le chemin de terre, un raccourci qui la menait au centre du village de Saint-Yvon.

Ici, plus de chemin de terre, mais une rue goudronnée, lisse comme un miroir. Ici, il était défendu de jeter des canettes ou des papiers au sol, de traverser hors des clous, de marcher au milieu de la rue le nez en l’air, de rouler en voiture à plus de trente à l’heure… Il y avait des choses interdites ! Dans le passé, il y avait aussi des choses qui ne se faisaient pas, comme ne pas avoir mis de plaque sur son vélo. C’était alors le garde-champêtre, qui se déplaçait aussi à vélo à travers le village, qui nous le faisait remarquer. Mais c’était dit avec plus de bienveillance, disons avec plus de doigté.

Aujourd’hui, on avait l’impression que chacun agitait l’index devant l’autre dans le but d’interdire. Évidemment, ça mettait les nerfs à vif ! C’est la manière de dire les choses qui fâchait !

Marie arpentait le trottoir en regardant les vitrines éclairées en plein jour. Elle fit un petit signe de la main à madame Charlier, qui s’arrêta quelques instants pour prendre des nouvelles de Marie et de sa famille. Louise Charlier avait connu le mari de Marie, parti trop tôt, ajouta-t-elle en passant un mouchoir en papier sur ses yeux secs. Marie se demandait ce que cela voulait dire « parti trop tôt » ? Comme si, pour d’autres, c’était un signe de bienséance que de partir. Enfin !

Marie regarda un bâtiment bleu dont les volets étaient tirés sur ses souvenirs. Ne dirait-on pas que ceux-ci étaient à présent des secrets inviolables ? Encore un témoin révolu qui fermait ses portes : un café de village dans lequel chacun allait prendre un verre au son de l’accordéon de Roger après la messe du dimanche, comme pour se féliciter d’avoir rempli son devoir de bon chrétien. On aimait se donner bonne conscience à Saint-Yvon, même si ça ressemblait à une petite lâcheté. Marie pressa un peu le pas, comme pour échapper à sa mémoire. Décidément, personne n’était capable de fermer la porte sur le passé. Marie s’en voulut un peu. Voilà qu’elle imitait sans vergogne ceux qui l’agaçaient en évoquant sans cesse les vestiges du temps. Ceux-là même qui portaient le hier en étendard.

La septuagénaire se dit que ce n’était pas un péché que d’avoir aimé la vie d’avant. Ça s’appelait la nostalgie, pas le divorce de celle d’aujourd’hui. Marie décida tout à coup d’aérer sa journée. Elle ouvrit toute grande la porte à ses souvenirs : « Entrez, Monsieur, Dame. Vous êtes ici chez vous ! » La femme s’assit sur le banc vert qui regardait l’école du village dressée derrière les barrières en fer blanc. Marie se laissa happer par des songes d’autrefois… Elle se remémora avec fierté son père, qui avait étouffé un début d’incendie en grimpant par la fenêtre haut perchée de la voisine, France Dubois, qui avait laissé la friteuse sur la flamme du gaz ouvert… Qui aurait encore l’idée aujourd’hui de faire des frites sur le feu alimenté au gaz ? Personne, et tant mieux ! Décidément, tout n’était pas à regretter.

Marie se mit à tourner les pages de son album souvenirs… Dans les années soixante, on recevait beaucoup, bien plus qu’aujourd’hui. On accueillait à l’improviste, à la bonne franquette. Chacun n’ayant pas le gros téléphone noir et fixe posé sur le coin du bahut, les amis ou la famille débarquaient à la maison sans crier gare. On faisait alors la fête avec ce que l’on avait sous la main ou ce que les copains avaient eu la bonne idée d’apporter. On débouchait une bouteille de rouge, on sortait le gros saucisson sec de la cave à provisions, le reste de jambon fumé ou le pain de viande de la veille… Maman faisait une salade, papa cueillait la ciboulette dans le jardin, tante Jeanine coupait le pain en grosses tranches, tante Hélène déposait sur la table des gaufres dorées qu’elle avait préparées le matin même…

Lorsqu’ils étaient de bonne humeur et qu’ils jouaient tous ou presque d’un instrument, ils faisaient de la musique dans le petit salon dont les murs étaient tapissés de papier clair à cerises rouges. On entendait le son envoûtant du violon de maman, celui plus joyeux de l’accordéon de tonton Joseph, l’harmonie rassurante du piano de tante Jeanine… dans tout le quartier. En été, on laissait les fenêtres ouvertes et les voisins venaient s’accouder aux appuis de fenêtres pour assister au concert improvisé.

Le vieil Yvan, célibataire, venait aussi certains dimanches, lorsqu’il avait envie d’une famille. Il arrivait en bus, directement apporté du marché de la Batte de Liège. Il avait les bras chargés de victuailles qu’il posait dans la cuisine tel le cadeau du chat : la souris pour son maître. Mais, comme le matou, Yvan espérait un bon repas chaud en échange. Dîner qu’il recevait le soir même, évidemment. Marie revisitait en pensée tous ces proches disparus, comme sa marraine Sophie, rebaptisée Pitchou, on ne savait par quelle baguette magique. Pitchou, donc, qui illuminait et réchauffait la maisonnée par sa seule présence, sa sagesse, son humour, ses paroles réconfortantes distribuées comme autant de bonbons sucrés. Pitchou, qui avait insufflé l’amour des mots et des livres à Marie…

Toutes ces personnes qui avaient bercé son enfance lui manquaient tant. Non, ce n’était pas nécessairement mieux avant, cependant c’étaient tous ces personnages qui avaient animé sa vie d’enfant que Marie aurait voulu retrouver, ne fût-ce que quelques heures durant. Le temps d’une fête improvisée dans le petit salon. Le temps d’un fou rire. Le temps de se serrer dans les bras. Le temps d’une confidence. Le temps d’un baiser. Marie poursuivait sa balade à travers le village, qui avait un peu changé de visage, certes. Il était creusé par quelques rides, bien sûr, mais il avait gardé son caractère : légèrement revêche sur les bords et tendre au cœur, un peu comme un chamallow. Un village qu’elle aimait, notamment parce que chaque pierre se souvenait qu’elle avait été jeune, belle et insouciante.

Il y avait aussi ce saule pleureur qui trônait sur la place de l’église et qui caressait le sol de ses longs cheveux verts. Il gardait quelques secrets blottis dans sa sève ; il lui murmurait des mots doux en écho à ceux prononcés par son amoureux, Louis, des décennies plus tôt… Louis, le beau jeune homme aux yeux gris, qui lui promettait un futur à deux. Marie se souvenait qu’ils se promenaient, légers comme le vent, la main dans la main, le long de la Meuse, sur le chemin bordé de platanes. Ils faisaient des projets d’ados, convaincus d’être les maîtres de leur avenir. Marie, en marchant les pieds nus dans des ballerines vernies, faisait danser sa robe bleue autour de ses genoux ronds et rêvait d’une vie douce avec son amoureux. Ils avaient fait des projets tout simples : une petite maison au bord de l’eau, bordée de platanes dont l’écorce se détachait des troncs, un jardin parsemé de fleurs multicolores, deux bébés roses gazouillant dans le même landau puisqu’ils étaient jumeaux. Ils avaient même déjà choisi les prénoms de leurs enfants, comme Brassens dans sa chanson Les Amoureux des bancs publics… Elle serait institutrice, pour avoir les mêmes congés que leurs bambins. Louis serait un brillant avocat, pour apporter plein de sous à la maison. Arrivés à ce stade de leurs rêves, ils se regardaient dans les yeux, émus jusque dans leur âme par un futur prévu sous une bonne étoile.

Ils s’arrêtaient alors, près de la Meuse silencieuse, en se tenant les mains, convaincus que leur bonheur était là, réfugié dans leurs poings liés. Marie et Louis avaient confiance en eux, en leur bonheur naissant. Ils avaient foi en leur avenir… Et puis, les parents s’en étaient mêlés avec leurs arguments d’adultes déjà abîmés, usés par le temps. Ces adultes qui ne croyaient plus en l’amour, pas comme avant… Marie caressait le corps rugueux de leur saule pleureur, qui avait grandi sur la place. En levant les yeux tout là-haut vers le ciel bleu, sur le dessus de leur arbre, elle pouvait voir encore leurs noms gravés au milieu d’un cœur sur le tronc vert-de-gris. Des noms un peu fanés, soit, mais vibrants d’amour, encore…

Anouchka SIKORSKY

▶︎

bottom of page