5 novembre 2025
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JOSEPH, LE GARDE-CHAMPÊTRE

© IA
Joseph sillonnait le village de Saint-Yvon en pédalant, sans se presser, sur son vélo noir. Le bonhomme portait un uniforme foncé avec des boutons dorés et un képi qui en imposait. On était dans les années soixante, Joseph était le garde-champêtre du village et il en était fier.
Son rôle était de faire régner l’ordre et l’harmonie à Saint-Yvon. Joseph devait régler les différends entre voisins, les bagarres entre galopins, le respect des lois communales… Il avait surtout du souci avec les habitants qui circulaient tous à vélo mais oubliaient bien souvent de fixer la plaque obligatoire sur leurs deux roues. Joseph effectuait avec amabilité son travail constitué surtout de prévention plutôt que de répression. Lorsque les choses devenaient trop sérieuses, il remettait l’individu incriminé entre les mains de la police. Mais il essayait d’éviter ces situations extrêmes. Parfois il demandait conseil auprès du bourgmestre qui était son supérieur ; un homme sérieux qui remplissait sa fonction avec doigté. Lorsqu’il était de bonne humeur, le bourgmestre se laissait aller à prendre un verre de bière avec Joseph autour du comptoir qui trônait dans le café du village nommé communément « La Maison de Jeanne », puisqu’il était tenu depuis plus de vingt ans par Jeanne, une femme pleine de bon sens qui jouait un peu le rôle de la maman des habitants du village.
Joseph était un homme plutôt heureux. Les citoyens le respectaient ; le garde-champêtre connaissait le prénom de toutes les personnes qu’il croisait pour le plus grand bonheur de chacun. Enfin, il aurait été pleinement heureux s’il n’y avait eu ce grain de sable qui empêchait la machine de tourner parfaitement. En effet, il y avait ce garnement, Polo, qui semait la zizanie partout où il passait. Polo avait une douzaine d’années mais il en paraissait davantage. Il était grand, bien bâti pour son âge et en profitait pour imposer sa loi à quiconque l’approchait. Il portait les cheveux assez longs dans la nuque, bien trop longs de l’avis des petits bourgeois du coin. Une lourde mèche blonde lui tombait sans cesse sur les yeux qu’il avait aussi verts que les bonbons Valda que l’on trouvait dans la boutique de madame Joséphine, qui vendait cigarettes, cigares et confiseries de toutes les couleurs à qui les réclamait. Inutile de dire que les enfants faisaient la file chez madame Joséphine dès que la cloche retentissait dans la cour de l’école.
Joseph pédalait toujours tranquillement en faisant un signe de la main à chaque badaud croisé sur son chemin. Lorsqu’il aurait terminé sa tournée de Saint-Yvon et qu’il aurait vérifié que la Meuse coulait sereinement et que Polo était bien en classe, à son banc pour écouter les leçons de monsieur Hardy, il irait prendre un café au lait et un sandwich au jambon-beurre chez Jeanne ; Joseph était jeune encore, trente ans ! Il avait besoin de force pour tenir le coup jusqu’au soir. Joseph souriait en se souvenant qu’il avait rendez-vous en fin de journée, à l’arrêt du bus, avec la jolie Jocelyne qui était coiffeuse dans un salon de la ville.
Après avoir appuyé son vélo contre le mur en briques rouges de la salle de gymnastique, le garde-champêtre entra dans la cour de l’école primaire et regarda par la fenêtre de la classe supposée être celle de Polo. L’instituteur, monsieur Hardy, lança un regard las à Joseph ; Polo n’était pas installé à son banc. Joseph étouffa un juron qui n’était pas de mise dans une cour d’école. Le garde-champêtre poussa un soupir avant d’enfourcher son vélo. Polo n’avait que douze ans mais il agissait comme s’il en avait dix-huit. Ça mettait Joseph hors de lui. Que faisaient les parents pour que l’enfant rentre dans le droit chemin ? Chaque fois que Joseph s’était présenté chez Polo, il avait trouvé porte close. Cette fois-ci encore, elle était restée fermée. La sonnette elle-même avait résonné timidement, comme pour ne pas réveiller les habitants de la maison. Jusqu’à présent, Joseph n’avait pas évoqué le problème auprès du bourgmestre, mais il commençait à se demander s’il ne devrait pas le faire. Ce jeune adolescent filait un mauvais coton…
Joseph poussa la porte de « La Maison de Jeanne » en même temps qu’un carillon se mit à tinter joyeusement. Le garde-champêtre s’accouda au bar après avoir salué la patronne qui nettoyait le comptoir comme si elle caressait un chat précieux. La brave femme secoua ses boucles blanches comme de la neige :— Tu as l’air bien fatigué, Joseph. Un petit remontant ?— Non, je travaille. Je prendrai juste un café au lait. Je n’ai plus faim, tout à coup.— Des soucis ?— C’est encore Polo, qui fait des misères. Il n’est pas en classe !— Il n’y a pas longtemps que ce gamin vit dans le village. Je ne le connais pas bien. Il roule des épaules comme un caïd et lance des regards qui veulent dire « foutez-moi la paix », mais à part ça rien de bien méchant !— Il se bagarre avec tous les garçons qui traînent dans les rues. Il ne va à l’école que parcimonieusement, comme s’il risquait d’être contaminé par une grave maladie… L’autre jour je l’ai surpris en train de dégonfler les roues d’un vélo ; celui de l’instituteur qui avait écrit un message sévère à l’intention de ses parents.
Jeanne éclata de rire :— Excuse-moi, mais ce n’est pas encore trop grave. Il faudrait juste lui remonter les bretelles.— Il s’en fiche. Lorsque je le sermonne, il me fixe d’un regard narquois avant de s’en aller en traînant les pieds. Je ne sais par quel bout le prendre. Même l’instituteur dit qu’il ne sait quoi faire de cet enfant. Les parents envoient des mots d’excuses, parfois, dans le journal de classe du garnement. Il paraît que les remarques de la maman sont rédigées dans un français impeccable, voire très recherché.— Il faudrait rencontrer les parents. Ils sont les seuls à bien connaître le gamin.— Je crois que je vais camper devant leur maison. Ils finiront bien par se montrer, non ?
Jeanne riait, elle avait connu des garnements plus canailles. Joseph remit son képi sur ses cheveux roux. Il avait fière allure, le garde-champêtre. Et, finalement, la chance lui sourit. Il cueillit la maman de Polo sur le seuil de sa petite maison blanche, une habitation sociale avec un jardinet fleuri. La maman de Polo, qui s’appelait Rose Graff, avait accueilli Joseph avec un café noir comme du charbon qui fumait dans une tasse en porcelaine. Elle ne comprenait rien à la situation, avait-elle dit, d’une belle voix grave. « Non, elle n'avait jamais reçu de mots de la part de l’instituteur. Elle n’avait jamais écrit à monsieur Hardy, non plus, bien sûr. »
Polo, debout devant une télé en noir et blanc, lançait des œillades furieuses au garde-champêtre. Le gamin avoua en grommelant qu’il avait rédigé les mots à l’instituteur de sa propre main, pour ne pas inquiéter sa mère. Joseph tombait des nues, car l’instituteur avait insisté sur le fait que les messages qui lui étaient adressés dans le journal de classe étaient rédigés dans un français impeccablement soigné. Après avoir écouté le garde-champêtre attentivement, la jeune femme sourit et l’éclaira sur la situation. Elle n’avait pas réprimandé son fils, qui avait l’air de trouver cela normal. Elle ébouriffa la crinière blonde de son ado, qui se rebiffa, bien entendu. En quelques mots clairs et précis, Rose Graff expliqua leur situation à un Joseph abasourdi.
Maintenant, le garde-champêtre rapportait l’histoire à l’instituteur qui ouvrait des yeux ronds comme des roues de charrette.— Donc, si j’ai bien compris, le papa de Polo est décédé dans un accident de voiture et son épouse, qui est avocate, est venue s’installer dans notre village avec son fils, Polo. Et c’est Polo qui répond à mes messages adressés à la maman. Et elle trouve ça normal !— Vous oubliez le plus important, monsieur l’instituteur. Polo est un enfant précoce. Le directeur de l’école où il se trouvait auparavant lui a fait faire une floppée de tests (je résume). Bref, Polo devait sauter plusieurs classes pour se retrouver en troisième humanité. La maman a trouvé que son jeune ado était suffisamment perturbé avec le décès de son papa. Elle a donc préféré le laisser en sixième primaire le temps qu’il se remette de ses émotions avant de lui faire sauter des classes. Elle reconnaît qu’elle a eu tort. Polo s’ennuie à mourir en primaires…— Et c’est pour cette raison qu’il fait le guignol. Parce qu’il s’enquiquine !
C’est en sirotant une Jupiler bien fraîche que notre garde-champêtre racontait pour la xième fois l’histoire de Polo, à Jeanne cette fois-ci, qui se réjouissait de la fin heureuse pour le jeune garçon aux yeux verts qui allait bientôt intégrer les grandes classes…
Anouchka SIKORSKY
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