5 septembre 2025
Partager
JEANNE

© IA
Elles étaient attablées autour d’une partie de Monopoly. Jeanne tenait son café « La maison de Jeanne » depuis tant d’années qu’elle ne se souvenait plus de la date d’ouverture comme si elle était née en même temps que l’établissement qui se situait sur la place ombragée du village de Saint-Yvon.
Le village était bordé par la Meuse en route pour aller se jeter dans la mer du nord. Les deux femmes buvaient des cafés noirs trop sucrés en achetant à tout va des minuscules maisons en bois peint de couleurs vives, des hôtels et autres gares, avec la satisfaction des gens nantis. C’est qu’à force de jouer au Monopoly chaque lundi elles avaient l’impression, fausse, d’être millionnaires. L’amie de Jeanne s’appelait Yvette. C’était l’épicière du village qui nourrissait les habitants de Saint-Yvon avec entrain. On faisait la file devant sa boutique, sauf le lundi qui était son jour de fermeture. Jour, où Yvette jouait au Monopoly chez Jeanne. À quelques mois près, les deux femmes avaient le même âge, et elles portaient leurs cheveux gris-bleu coiffés en mise en plis impeccable. Dans un coin du café, contre le mur tapissé de posters de chanteurs yéyés, trônait un gros juke-box doré que l’on faisait fonctionner en glissant des pièces d’un franc belge dans une fente prévue à cet effet. Les deux amies fredonnaient alors des titres de Françoise Hardy ou des Beatles, ou... Parfois, Jeanne se levait de table pour servir une bière à la pompe ou des cafés. Généralement les hommes commandaient des bières Jupiler bien belges et les femmes des orangeades Piedboeuf. Chaque soir des hommes prenaient place pour jouer aux cartes en fumant cigarette sur cigarette qui débordaient du cendrier en métal cabossé. Les après-midis étaient plus chahutés et accueillaient des jeunes-gens qui venaient mettre des disques dans le juke-box en comptant fleurette à des jeunes filles qui rougissaient pour un oui pour un non. Pourtant, certaines se projetaient dans des lendemains plus libres ; elles seraient infirmières ou institutrices. Les plus hardies rêvaient de faire le droit...
Une nouvelle cliente venait de pousser la porte du bistrot, elle était jeune, dix-sept ans, dix-huit peut-être. Elle était jolie avec des cheveux marron qui caressaient ses épaules. A chaque pas, elle faisait danser autour de ses jambes nues, le tissu de sa robe de coton en vichy rose et blanc. Jeanne la connaissait bien, Myriam était la fille des boulangers. Elle venait parfois l’après-midi boire un Cécémel. Elle s’installait près de la fenêtre et feuilletait « Salut les Copains » la revue incontournable de la jeunesse des années soixante. C’était une jeune fille solitaire qui passait son temps à rêver et à lire lorsqu’elle n’aidait pas ses parents à la boulangerie. Jeanne avait déposé le cacao devant Myriam avant de rejoindre son amie qui patientait près du poêle à charbon qui ronronnait. Elle jeta les dés sur la table, avança son pion et s’empressa de faire l’acquisition d’un hôtel à Bruxelles au grand dam d’Yvette qui ronchonna un peu car Bruxelles et Anvers sont des biens de grande valeur ; chacune le savait ! La jeune fille traversa la salle du café pour se diriger vers le Juke-box ; Claude François se mit à chanter « Pauvre petite fille riche » une chanson mélancolique de son répertoire. Myriam alla rejoindre sa table vide. Yvette poussa Jeanne du coude :
- On dirait que notre jeune amie a du chagrin.
En effet, la jeune fille se tapotait les yeux avec un mouchoir à fleurettes en regardant à travers la fenêtre du café. Dans le Juke-box, Claude- François continuait d’évoquer les malheurs de la « Pauvre petite fille riche ». Jeanne se trémoussait sur son siège :
- Et si j’allais lui parler ?
Yvette laissa libre cours à ses conjectures, elle se pencha par-dessus la table comme pour confier un secret :
- C’est peut-être son premier chagrin d’amour. Je me souviens encore du mien, j’ai cru que j’allais en mourir…
Jeanne ouvrit des yeux ronds, elle n’en revenait pas ; elle n’avait jamais vu Yvette verser une larme, même lorsqu’elle épluchait des oignons !
- Ça ne servira à rien que tu lui parles ajouta Yvette avec l’assurance de celles qui ont de l’expérience, elle aura toujours aussi mal au cœur. Mais tu peux toujours essayer…
Yvette se sentait mélancolique tout à coup. Elle venait de secouer ses vieux souvenirs, couverts de poussière soit, mais toujours intacts. Rien que d’y penser elle avait à nouveau mal au ventre, comme si son René venait de lui annoncer qu’il n’était plus amoureux d’elle. Il y avait plus de quarante ans de cela… Elle alla se chercher un autre café noir avec quatre sucres.
Jeanne avait réfléchi avant de se décider, finalement elle s’était approchée de Myriam. Yvette avait vu son amie se pencher vers celle qui pleurait en silence. Ce n’était pas facile de trouver les mots justes pour calmer les peines de cœur… Jeanne était revenue bouleversée, elle récupéra sa chaise, son dé qui roula sur la table et dans la foulée elle acheta l’hôtel d’Anvers sous le regard scandalisé de son amie. Elle coupa net les récriminations d’Yvette pour se mettre, elle aussi, à chuchoter :
- Tu as raison, c’est un chagrin d’amour. Elle ne m’en a pas dit plus. Sauf que ses parents ne veulent pas entendre parler de son amoureux, Marcel, tu le connais bien, c’est le fils du facteur. Un joli blond, pas très malin, qui ne sait que faire de ses dix doigts. Mais chacun sait que l’amour est aveugle, n’est-ce pas ? Sinon je n’aurais pas épousé Louis qui préfère boire un coup de rouge dans la cave plutôt que de bosser derrière le comptoir.
C’est à cela que pensait ce soir-là, la tenancière du café du village, en regardant d’un œil distrait « le JT » à la RTB présenté par Robert Stéphane pendant que son mari, Louis, ronflait dans le canapé sans se soucier de la guerre du Viêt Nam. C’est à ce moment-là, en songeant à la détresse de la jeune fille, que Jeanne décida de prendre les choses en mains. Il fallait qu’elle trouve une solution pour Myriam qui n’avait pas l’énergie de se battre seule. On était dans les années soixante, les esprits étaient encore très étriqués. Les choses évoluaient bien sûr, mais pas aussi rapidement que la jeunesse l’aurait voulu ! Jeanne compatissait. Les esprits étroits l’agaçaient, surtout ceux concernant la virginité des filles. Dans les années soixante, on se mariait en étant vierge sinon les filles passaient pour des dépravées ! Vierge, Myriam ne l’était plus. Elle était enceinte de deux mois. Un drame pour une jeune fille à l’époque. Jeanne était révoltée, elle était un peu féministe avant l’heure. Depuis qu’elle avait épousé son Louis, elle savait que les hommes ne valaient pas toujours la peine que l’on se sacrifie pour eux. Myriam n’avait pas fait son bébé toute seule, n’est-ce pas ? Le fameux Marcel était aussi responsable qu’elle. Mais la timide Myriam n’avait pas osé lui parler, comme si c’était son devoir d’endosser seule cet état de fait. Jeanne se dit qu’il était urgent de parler au jeune homme. Peut-être les parents de Marcel seraient-ils plus ouverts que ceux de Myriam qui étaient furieux contre leur fille. « Qu’allait penser leur entourage ? »
Après avoir frappé à la porte du facteur et de sa femme, Jeanne, on ne sait par quel subterfuge, se retrouva rapidement les pieds sous la table de la cuisine devant un café chaud. Les rencontres entre voisins faisaient partie des petits plaisirs de l’existence, on n’allait pas s’en priver. On bâcla le débat sur la météo qui, du reste, ne méritait pas que l’on s’y attarde, pour entrer dans le vif du sujet. Brûlant, le sujet ! Dire que le facteur et sa femme furent abasourdis après avoir écouté le rapport de Jeanne serait un euphémisme ! Pendant ce temps-là Marcel, adossé au mur du salon, mâchait un chewing-gum en se demandant comment il allait pouvoir se sortir de ce mauvais pas. Ses parents l’éclairèrent en le traînant chez les boulangers. A partir de là, les choses ne lambinèrent pas. Les projets s’entrechoquèrent ! On calcula beaucoup. On finit par marier Myriam et Marcel illico presto en taisant les raisons de cet empressement ; le curé ferma les yeux, la robe n’était-elle pas blanche ? Marcel marcha dans les pas de son père, il devint facteur à son tour. Bref ! La vie reprit son rythme avec des soupirs de soulagement. Et les parents, la conscience tranquille, installèrent les jeunes tourtereaux dans un gentil appartement en attendant la naissance de la petite Jeanne !
Jeanne ? On savait être reconnaissant dans les années soixante (Rires).
Anouchka SIKORSKY
▶︎


