5 septembre 2025
Partager
ANGÈLE

© IA
Angèle venait d'ôter le feuillet de ce 8 mai 1965 du calendrier à dégarnir chaque jour. Il était accroché au mur de la cuisine laqué de bleu ciel. Cuisine inspirée de celle du peintre Claude Monet. Les autres murs de cette belle pièce en témoignaient ; ils étaient couverts de carrelages aux motifs bleus et blancs.
Angèle aimait prendre son café chaud debout en regardant son jardin à travers la fenêtre décorée, bien entendu, de voiles myosotis. La radio transistor dernier cri, fonctionnant à piles et donc déplaçable de pièce en pièce, ce qui était bien pratique, déversait la chanson de France Gall « Poupée de cire, Poupée de son », qui remporta le grand prix de l'Eurovision en 1965. Angèle aimait beaucoup écouter la radio ; ça lui faisait de la compagnie. Maintenant, c'est Brassens qui faisait honneur aux « Copains d'abord ». Brassens était le chanteur préféré de Bernard, le mari d'Angèle. Il aimait aussi toutes les nouveautés mises sur le marché, comme cet aspirateur clinquant neuf qu'Angèle lorgnait d'un oeil dubitatif. Il fallait qu'elle l'essaie tout de même, sinon Bernard risquait d'être déçu. Il avait déclaré en sirotant son café noir que cet ustensile allait révolutionner sa vie de femme au foyer. Angèle allait donc l'étrenner. Comme c'était la première fois qu'elle l'avait entre les mains, elle était tout énervée. Il fallait insérer un sac en papier dans l'endroit prévu, appuyer sur le bon bouton pour le faire démarrer, et manier avec doigté le long tuyau au bout duquel se trouvait une brosse qu'il s'agissait de promener dans le salon ! Angèle avait l'impression que c'était l'aspirateur qui la traînait plutôt que l'inverse, mais soit. À présent, la jeune femme était subjuguée par le nombre de poussières et de saletés que ce nouvel objet avalait à la vitesse de l'éclair. Son mari avait raison, l'aspirateur était bien plus efficace que le simple balai. En outre son corps en plastique, rond, lisse et brillant était de toute beauté, presque sexy ! Angèle soupira et se mit à rêver en baladant l'aspirateur qui se laissait faire, dans la salle à manger... En fait, elle avait envie d'autre chose que le ménage. Il y avait trois ans qu'elle avait épousé Bernard, un homme agréable, drôle même, mais il fallait se rendre à l'évidence : elle s'ennuyait. Elle rangea l'aspirateur dans le placard à balais, ôta son tablier de coton et empoigna son sac à main avant de claquer la porte de la maison. En traversant le village de Saint-Yvon, elle réfléchissait. Le couple n'avait pas encore d'enfant. Ils n'étaient pressés, ni l'un ni l'autre. Angèle déambulait dans le village en prenant son temps. Au coin de la rue, elle salua la jeune pharmacienne qui, derrière sa vitrine, était en mauvaise posture : perchée sur un escabeau en bois, elle tentait d'atteindre un remède ou l'autre qui la narguait depuis la dernière étagère immaculée. Si la pharmacienne faillit tomber, le client, d'un âge certain, frôla le même sort tant il s'était penché pour reluquer les jambes nues sous la mini-jupe et le court tablier blanc de la jeune femme. Finalement personne ne chuta ; Angèle fut un peu déçue. Elle poursuivit sa route d'un pas plus allègre. Elle comptait rencontrer sa copine Jeanne qui savait soutenir toutes les femmes, quels que soient leurs problèmes. En fait, Angèle aimait Jeanne car celle-ci savait écouter. Quelques enjambées plus tard, elle poussait la porte de la "Maison de Jeanne", le café familial du village, et s'installa à une table près de la fenêtre, non sans avoir salué Jeanne qui essuyait des verres derrière le comptoir en bois lustré par de nombreux coudes habitués des lieux. La sonnerie du gros téléphone noir en surprit plus d'un ! Ils relevèrent le nez comme un seul homme, qui de leur journal "La Meuse", qui de leur sandwich jambon-beurre avalé sur le coin du bar. Angèle glissa une pièce dans le juke-box appuyé contre un mur tapissé de nombreux portraits de chanteurs vedettes que l'on retrouvait parmi les disques proposés. Angèle opta pour les Beatles qui se mirent à entonner leur dernier single "Yesterday", issu de l'album "Help !" de cette même année 1965. La jeune femme commanda un café noir et ne résista pas aux croissants dorés exposés dans un panier sur le comptoir ; Angèle était un peu gourmande et un peu ronde aussi. Mais son sourire ravageur, sa crinière rousse comme le feu et sa voix grave séduisaient. Jeanne déposa café et croissant devant Angèle, qui invita la patronne à prendre son café au lait auprès d'elle. Jeanne se laissa tomber sur la chaise qui lui tendait les bras, les boucles de sa mise en plis gris-bleu tressautèrent de surprise. La femme grassouillette épiait Angèle par-dessus sa tasse. Les deux femmes se connaissaient bien, malgré la différence d'âge. -Toi, tu as quelque chose d'important à me raconter, dit Jeanne, qui trempa un carré de sucre blanc dans son café pour faire un canard. Jeanne était un peu voyante, aussi. Le saviez-vous ? Le soleil moqueur éclata de rire en s'engouffrant par les larges vitres du café ; il alluma la chevelure de la jeune femme qui scintillait maintenant de mille éclats d'or. Angèle croqua dans son croissant au beurre, sans savoir qu'elle éclairait le monde... Les Beatles terminèrent leur fameux tube sur quelques notes de douceur. Claude François prit le relais avec un dynamisme qui laissa sans voix. Installé sur l'une des chaises, le chat roux de la maison faisait consciencieusement sa toilette ; une tâche exigeante. Il leva la tête, fixa son regard vert fluo sur Jeanne tandis qu'il laissait voir un petit bout de langue rose, preuve qu'il passait un bon moment dans une vie qui lui convenait. Jeanne caressa d'une main légère sa tête en triangle ; ce fut comme si elle avait poussé sur un interrupteur : à l'instar de l'aspirateur, il se mit à ronronner...
Et ?
Angèle se pencha par-dessus la table, avec un regard brûlant.
Je voudrais travailler !
En voilà une bonne idée ! Ça fait des années que tu ne fais rien de tes dix doigts !
Ça va empirer, je viens de recevoir un aspirateur !
La jeunesse devient flemmarde, dit Jeanne avec malice.
Je sais, je sais... de ton temps on faisait la lessive au ruisseau.
Et donc, tu veux travailler ? Bernard est au courant ?
Angèle haussa les épaules.
Il a tellement peur d'avoir l'air de ne pas être capable de subvenir à nos besoins ! L'éternelle fierté de l'homme...
Il y a de plus en plus de femmes qui travaillent, dit Jeanne. Regarde-moi, je bosse depuis plus de quinze ans ! Ça arrange bien mon vieux mari, Louis, qui en profite pour cuver dans la cave pendant que je trime...
La rouquine leva les yeux au ciel. Cela faisait des siècles que Jeanne se plaignait de son ivrogne de mari, qu'elle gardait quand même sous son aile comme un oisillon tombé du nid...
Qu'est-ce que tu veux faire comme job ?
J'ai mon diplôme d'institutrice.
Pauvres gosses !
Méchante !
Et donc, le problème c'est Bernard ?
Voilà !
Deux solutions s'offrent à nous... Soit on le noie, soit tu lui parles franchement.
Angèle soupira :
Je me demande si la première solution ne serait pas plus simple...
Tu es une sorcière ! On te l'a déjà dit ?
Durant toute ma jeunesse à l'école.
À ce moment-là, le mari d'Angèle fit son entrée en poussant la porte du café. Il parut un peu ébahi, Bernard, en découvrant sa femme en tête à tête avec Jeanne. Sa Jeanne. Sa confidente !
La traîtresse ne conseillait pas que les hommes, elle conseillait aussi les femmes, se dit l'ignorant.
Nous voici donc au complet, dit la renégate.
Je prendrais bien une Jupiler, dit Bernard, en s'installant en face de sa femme, qui se demandait ce que son mari foutait là. Puisque tu es ici, j'ai une nouvelle qui devrait te plaire, Angèle ! Regarde.
La jeune femme fixait sans y croire le formulaire qu'il poussait devant elle. C'était un appel d'offre d'enseignants pour les primaires dans l'école du village. Les joues d'Angèle avaient viré au rouge vif ! Comme ses cheveux de sorcière d'antan...
Tu savais...
Évidemment. Je ne suis pas aveugle. Tu n'es pas épanouie, je voudrais que tu le sois... Désormais tu vas pouvoir payer une partie des factures et même certains restos, dit-il en clignant de l'œil.
Jeanne déposa des verres de Jupiler sur la table. Angèle fit la grimace mais but une gorgée quand même. Et c'est ainsi qu'en Belgique, dans les années soixante, les femmes se mirent à travailler et à boire de la Jupiler...
Anouchka SIKORSKY
▶︎